
Mardi, 13 décembre 2022-Ses vingt-deux étages dominent Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo. Erigé dans les années 1970, l’édifice a été transformé en hôtel de luxe en 2012 par un homme d’affaires chinois. Depuis, son lobby est l’un des théâtres de la vie politique et un lieu incontournable du négoce de minerais, dont le pays regorge.
« C’est “the place to be”! » Confortablement installé dans un fauteuil en cuir du lobby de l’Hôtel Fleuve Congo, à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), Al Kitenge insiste sur chaque syllabe et nit sa phrase par un sourire charmeur. Crâne rasé de près, carrure imposante, cet homme d’a airescongolais énumère avec un plaisir évident ses multiples casquettes : ancien champion d’Afrique de karaté, analyste économique et entrepreneur en série.
« J’ai créé une vingtaine d’entreprises », assure-t-il. Ici, il est comme chez lui, il passe les portes vitrées de l’hôtel de luxe plusieurs fois par semaine pour déguster des sushis dans l’un des deux restaurants gastronomiques, assister à des rendez-vous d’a aires ou participer à des colloques dans l’auditorium de l’établissement.
Al Kitenge dresse une petite liste de ces rencontres : « Ces derniers jours, j’y ai discuté avec des jeunes gens du Soudan du Sud intéressés par des investissements dans l’immobilier, des Kényans travaillant dans le secteur des infrastructures et une femme d’a aires de Pointe- Noire [en République du Congo] à la recherche d’un emploi dans la logistique en RDC… » Soudain, il s’interrompt et le saluer des pouvoir en costumes sombres à la réception.
Défilé de grosses cylindrées
Avec ses vingt-deux étages de vitres teintées sorties tout droit des années 1970, l’Hôtel Fleuve Congo a des airs de tour Montparnasse.
De l’extérieur, le bâtiment semble bien moins ra né que son illustre voisin, le Grand Hôtel de Kinshasa, géré par le groupe Pullman, et bien plus décati que le Kin Plaza Arjaan, de la chaîne Rotana, qui s’élève au-dessus d’un centre commercial, un peu plus loin, dans le quartier huppé de la Gombe.
Pourtant, avec ses suites pouvant atteindre 80 mètres carrés et sa vue imprenable sur les eaux tumultueuses du fleuve Congo, c’est un bâtiment incontournable de la capitale congolaise, prisé par les politiciens comme par les hommes d’affaires de passage dans ce pays-continent riche en métaux rares.
Les cravates aux couleurs vives y croisent les survêtements de marque des sportifs et les robes à paillettes des stars du show-business. Sur le parking, nulle trace des petits taxis jaunes à la carrosserie abîmée, si nombreux dans les rues de Kinshasa. C’est un dé lé constant de grosses cylindrées.
« C’est un lieu culte, un lieu de pouvoir, glisse un autre client régulier. L’Hôtel Fleuve Congo, c’est notre Ve Avenue ! »
Ce 14 novembre 2022, justement, Uhuru Kenyatta foule d’un pas rapide l’immense tapis bleu de l’entrée. L’ancien président kényan a les traits tirés, les yeux gonflés. Il est à Kinshasa dans le cadre d’une mission délicate : préparer des négociations pour tenter de ramener la paix dans l’est de la RDC, ravagé depuis près de trente ans par des dizaines de groupes armés. Quelques jours plus tôt, un contingent de soldats kényans a atterri au Nord-Kivu (dans l’est du pays), afin d’appuyer les militaires congolais contre l’avancée du Mouvement du 23 mars (M23).
Ce groupe rebelle, défait en 2013, a repris les armes en 2021, avec le soutien du Rwanda selon des experts des Nations unies et le département d’Etat américain. Depuis, les combats ont déplacé des dizaines de milliers d’habitants. Kinshasa dénonce une agression de la part de Kigali et a expulsé l’ambassadeur rwandais. La communauté internationale s’inquiète.
Uhuru Kenyatta loge au Rotana, mais c’est dans la salle Panorama de l’Hôtel Fleuve Congo qu’il tiendra toute la soirée des consultations avec des représentants de la société civile et des hommes – politiques.
Ces échanges devraient ensuite se poursuivre au Kenya.
L’hôtel est aujourd’hui géré par l’enseigne émiratie Blazon, après plusieurs années sous la direction du groupe allemand Kempinski. Les Kinois, eux, ont longtemps connu l’immeuble sous le nom de « CCIZ ».
Inauguré en grande pompe en 1977 par le président Mobutu, le Centre de commerce international du Zaïre devait accompagner l’entrée du pays dans le cercle des grandes puissances économiques.
Le rêve a fait long feu. Laissé à l’abandon pendant plus de dix ans, l’édifice fut rénové et transformé en hôtel de luxe, juste à temps pour un sommet de l’Organisation internationale de la francophonie en 2012, auquel s’est rendu le président François Hollande.
Il a ensuite accueilli le chanteur Fally Ipupa, les rappeurs Damso et Gims, l’acteur belge Jean-Claude Van Damme, l’ancien basketteur de la ligue américaine (NBA) Dikembe Mutombo et bien d’autres célébrités.
Et il n’est pas rare de voir un photographe de presse rôder au pied du grand escalier qui mène aux salles de conférences en guettant la sortie d’une personnalité politique de haut rang.
Equipés d’oreillettes discrètes et de talkies-walkies, les trente agents de sécurité de l’établissement sont rompus à l’accueil de chefs d’Etat et aux rencontres régionales. « Parfois, on a cinq ou six présidents en même temps ! », assure Maxime Yele, 37 ans, dont dix à protéger les invités de marque.
D’allure très digne dans son costume noir parfaitement ajusté, il est assis devant un immense écran retranscrivant en direct les images des 244 caméras plantées dans l’hôtel.
« Dans ces cas-là, c’est vraiment intense, témoigne-t-il. Les gardes républicains sont déployés, les équipes de chaque dirigeant aussi. On bloque un ascenseur pour eux et les couloirs menant à leurs suites sont constamment surveillés. »
« Pour un politicien congolais, être invité à une grande réunion à l’Hôtel Fleuve, c’est une occasion de se montrer, mais aussi parfois d’envoyer un signal. » Un diplomate
C’est ici qu’en 2021, les délégations de l’Egypte, du Soudan et de l’Ethiopie ont tenté de résoudre leur contentieux autour du barrage de la Renaissance, cet ouvrage pharaonique construit sur le Nil et destiné à alimenter une centrale électrique éthiopienne.
Ici aussi que les alliés du président Félix Tshisekedi (candidat à sa réélection en RDC en 2023) ont mené, en 2020, des consultations en vue de former un gouvernement d’union sacrée, renversant ainsi au Parlement la majorité de son prédécesseur, Joseph Kabila.
« Pour un politicien congolais, être invité à une grande réunion à l’Hôtel Fleuve, c’est une occasion de se montrer, mais aussi parfois d’envoyer un signal, explique un diplomate. Au moment des négociations autour de l’union sacrée, y venir symbolisait l’allégeance à ce nouveau camp. »
Les journalistes savent qu’il suffit d’y prendre un petit déjeuner pour croiser des députés, des ministres ou des sénateurs.
« Certains politiciens veulent absolument avoir les suites d’où on voit le coucher de soleil ou celles avec une vue panoramique sur la ville,sou e un employé. Nous sommes parfois obligés de déplacer d’autres clients pour tel ou tel membre du gouvernement. »
« La clientèle, c’est 99 % d’hommes d’affaires et de politiciens, qui se rencontrent ici. Car, dans ce pays, quand tu veux faire des affaires, il faut faire de la politique. » Un membre du personnel
L’Hôtel Fleuve Congo est aussi un véritable temple du capitalisme sauvage si caractéristique de l’économie kinoise.
Le 21e étage, avec son lounge intimiste et ses salles de réunion privées parfaites pour signer des contrats, est le QG des investisseurs en prospection dans ce pays qualifié dès la fin du XIXe siècle par le scientifique belge Jules Cornet de « scandale géologique », tant son sous-sol regorge de richesses.
Outre l’or des provinces du Kivu, les diamants du Kasaï et le cuivre de l’ex-Katanga, le pays concentre d’immenses réserves de cobalt et au moins un gisement de 132 millions de tonnes de lithium, deux minerais dits « stratégiques » car nécessaires à la fabrication des batteries électriques.
» La clientèle, c’est 99 % d’hommes d’affaires et de politiciens, qui se rencontrent ici, glisse un membre du personnel. Car, dans ce pays, quand tu veux faire desa aires, il faut faire de la politique. »
On aperçoit régulièrement dans les couloirs Louis Watum, président de la Chambre des mines de RDC.
Tandis que la Gécamines, société minière publique, détenue à 100 % par l’Etat congolais, y bénéficie de tarifs préférentiels.
Un avantage proposé aux nombreuses entreprises qui payent plus de cent nuitées par an à l’Hôtel du Fleuve.
D’ordinaire, il faut débourser au minimum 285 euros pour une chambre et jusqu’à 8100 euros pour une nuit dans la suite présidentielle. Des tarifs inaccessibles à la grande majorité des Congolais, dont 64 % vivent avec moins de 1,90 euro par jour.
« C’est là que j’ai négocié mon plus gros contrat minier. C’était une prise de participation dans une société d’exploration dans le cuivre. Quatre-vingts pour cent du travail a été fait à l’Hôtel Fleuve Congo », raconte, cigare à la bouche, un homme d’affaires congolais qui préfère rester anonyme.
Sur le rooftop d’un bar branché du quartier chic de la Gombe, entre deux gorgées de whisky, il explique son modus operandi:« S’il s’agit d’une petite réunion d’introduction, généralement le hall d’entrée s’y prête. Pour des discussions plus sérieuses, on va vers la terrasse extérieure. Et puis, pour finaliser le deal, on peut se rendre au lounge du 21e étage ou dans les suites. »
Là-haut, l’atmosphère est feutrée. On est loin de la moiteur et du bruit des rues kinoises embouteillées. Chaque suite a son propre bar, un canapé mordoré et de lourds rideaux encadrant de grandes baies vitrées, à travers lesquelles on devine la silhouette bleutée de Brazzaville, la capitale de la République du Congo, située sur la rive d’en face. Plus près, c’est Kinshasa qui s’étend à perte de vue avec son centre-ville aux rues bordées de jacarandas et de manguiers.
Adepte de la démesure
Il faut dire que l’immeuble était destiné à favoriser les affaires. Nous sommes à la fin des années 1960. Mobutu, soutenu par l’Occident, est au faîte de sa puissance. Il a évincé Patrice Lumumba, héros de l’indépendance, pris le pouvoir en 1965 à la faveur d’un coup d’Etat militaire et troqué le képi pour sa célèbre toque léopard. Dans les mines du Katanga, la production de cuivre explose et les cours du minerai sont hauts : l’économie du pays est appelée à prospérer.
Le « tigre du Zaïre » est déjà adepte de la démesure. Isidore Ndaywel è Nziem, sûrement le plus grand spécialiste congolais de cette période, reçoit dans la petite bibliothèque du Centre Wallonie-Bruxelles à l’autre bout du boulevard du 30-Juin, la principale artère de la Gombe.
Les livres d’auteurs africains contemporains y côtoient les ouvrages sur l’histoire de la Belgique, l’ancienne puissance coloniale, et les manuels sur la géographie du deuxième plus grand pays d’Afrique. Cheveux grisonnants, le professeur honoraire revient sur les premières années au pouvoir du « Maréchal » Mobutu :« C’est l’époque du “Rumble in the Jungle”, ce combat de boxe entre Muhammad Ali et George Foreman organisé à Kinshasa en 1974.
Et puis de l’intervention-militaire en soutien au Tchad contre la Libye. Le pays devenait grand sur le plan économique, il fallait qu’il devienne aussi important sur la scène internationale.
Kinshasa doit avoir des édifices prestigieux au même titre que Paris, Berlin ou New York. Le début des années 1970 sera donc marqué par la construction, jamais achevée, de la tour de l’Echangeur, un monument de béton armé de plus de 200 mètres de haut érigé dans le quartier de Limete en l’honneur de Patrice Lumumba, tout juste décrété héros national.
« Notre tour Eifel ! »,sou e l’historien avec un petit rire. Viendra ensuite l’extravagant immeuble Sozacom, imposante bourse des minerais, puis le bâtiment de la Cité de la voix du Zaïre, un gratte-ciel aux façades creuses, prévu pour la radio et la télévision publiques.
« C’était un peu comme la “maison ronde” de Radio France », s’amuse Isidore Ndaywel è Nziem. Autant d’« éléphants blancs » qui se dégradent à mesure que le pays s’enfonce dans le marasme économique.
Le Centre de commerce international du Zaïre connaîtra le même sort. Une seule tour verra le jour sur les divers édifices censés constituer le complexe commercial. Les plans sont dessinés par un architecte proche de Mobutu: le Français Olivier-Clément Cacoub. Premier Grand Prix de Rome en 1953, c’est un bâtisseur proli que de l’République tunisienne sous le président Habib Bourguiba, il travaillera également pour le Camerounais Paul Biya et l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny.
Ses spécialités : les bâtiments civils, les hôtels et, surtout, les palais. On lui doit ainsi le fameux « Versailles de la jungle », demeure vertigineuse de 15 000 mètres carrés construite au milieu de la forêt équatoriale à Gbadolite, dans la région natale de Mobutu. En France, où il est mort en 2008, il laisse de multiples réalisations, comme l’université d’Orléans ou le Palais de la Méditerranée, à Nice, mais aussi un héritagecontroversé : certaines de ses œuvres ayant été quali ées de « catastrophes urbaines » par ses pairs.
Dès son inauguration, en 1977, le CCIZ a du plomb dans l’aile. Le pays est en pleine crise économique : la politique de « zaïrianisation » est passée par là, avec ses nationalisations massives des biens commerciaux et des sociétés qui appartenaient jusque-là aux étrangers, le tout au pro t de la classe dirigeante et des proches de Mobutu. La corruption, le clientélisme et la prédation font désormais loi. Surtout, le cours du cuivre s’est e ondré n 1974, et les prix du pétrole se sont envolés.
Les quelques entreprises qui élisent domicile dans le Centre de commerce international n’y resteront pas très longtemps. Car, faute de maintenance efficace, le système d’aération et de climatisation devient rapidement défaillant. Le comble pour un immeuble dont aucune fenêtre ne s’ouvre !
Derrière ses épaisses lunettes, Isidore Ndaywel è Nziem s’en souvient parfaitement : il avaitses bureaux dans la tour, au début des années 1990, lorsqu’il était secrétaire permanent du conseil d’administrationdes universités congolaises.
«Il faisait une telle chaleur ! Et puis le courant était souvent coupé. Nous devions alors descendre les escaliers par groupmonde le suivait jusqu’au rez-de-chaussée. Les ascenseurs, ça n’était pas ça non plus.
Il faudra attendre les années 2000 et l’arrivée massive d’investissements chinois en RDC pour que le lieu renaisse de ses cendres.
Son nouveau patron, Cong Maohuai, dit Simon Cong, est connu dans les milieux d’affaires comme un intermédiaire-clé entre les entreprises chinoises et l’Etat congolais.
Il a créé de nombreuses sociétés avec des intérêts dans l’or, le cobalt et même le lithium, et a une main dans le secteur des infrastructures à travers la Sopeco, une société de péage qui gère certains axes très lucratifs du pays.
Le gouvernement lui octroie un contrat de concession pour l’immeuble iconique à l’abandon. En 2010, il lance les travaux de rénovation effectués par la China Railway Engineering Corporation. Coût estimé : 30 à 35 millions de dollars.
« Que le plus grand hôtel d’affaires de Kinshasa soit exploité par un intermédiaire chinois, cela a une force de symbole. » Thierry Vircoulon, chercheur à l’IFRI.
Le bâtiment se retrouve ainsi propulsé au cœur des relations sino-congolaises. Outre les invités de marque, l’hôtel accueillera le siège de la Congo Construction Company, une société-écran créée par deux proches de Simon Cong. Fin 2021, l’entreprise est épinglée parl’enquête « Congo hold-up », révélation d’un immense scandale de corruption dans les coulisses du méga-contrat « minerais contre infrastructures» signé en 2007 entre le gouvernement de l’ancien président Joseph Kabila et des entreprises chinoises.
Le « contrat du siècle » devait encadrer le troc du cobalt et du cuivre congolais contre des hôpitaux et des routes. Rebaptisé « scandale du siècle », il est aujourd’hui au centre d’un contentieux entre la nouvelle administration congolaise et les géants chinois concernés.
Kinshasa estime que Pékin n’a pas tenu ses engagements.
« Que le plus grand hôtel d’affaires de Kinshasa soit exploité par un intermédiaire chinois, cela a une force de symbole », souligne Thierry Vircoulon, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et auteur de plusieurs études sur les relations sino-congolaises.
Dans le sillage du méga-accord, « des acteurs chinois sont venus leader mondial de la batterie électrique et 70 % du portefeuille minier de la RDC sont actuellement détenus par des entreprises chinoises. Quant au cobalt, 80 % de la production du pays le vers l’empire du Milieu. Simon Cong, dont le bureau se trouve dans un petit immeuble sur le terrain de l’hôtel, se fait désormais discret.
C’est le directeur de l’établissement, Farhaad Baboorally, qui répond aux interviews depuis le quatrième étage réservé à l’administration.
« Aujourd’hui, notre hôtel a 10 ans. Donc on va tout refaire à neuf ! », lance ce petit homme affable. Prévus pour 2023, les travaux doivent permettre au cinq-étoiles de faire face à la concurrence grandissante dans l’hôtellerie à Kinshasa. Fini l’épaisse moquette aux motifs en arabesque, il y aura désormais du parquet dans les couloirs et dans les chambres. Toute la palette de couleurs sera revue.
« Ça sera chic, pas bling-bling »,précise le directeur. Une seule chose ne changera pas, les fenêtres aux vitres teintées ne pourront toujours pas s’ouvrir.
Laure Broulard
Kigali, correspondance
Article du Journal Le Monde
