10 mai 2021-Félix Tshisekedi vient de donner les pleins pouvoirs aux militaires pour combattre l’insécurité dans l’Est du pays. Une stratégie à haut risque qui laisse la main à des forces de sécurité accusées de violations des droits de l’homme et de complicité avec les groupes armés.
Depuis le 6 mai dernier, les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri, dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), vivent une situation inédite. Face à la violence des groupes armés qui s’emballe dans la région, le président Félix Tshisekedi a décidé de confier les administrations provinciales à l’armée et à la police congolaise, et les tribunaux civils seront remplacés par des tribunaux militaires. Pendant les 30 jours de la durée de l’état de siège, les forces armées mèneront plusieurs opérations militaires pour tenter d’éradiquer les dizaines de groupes armés qui pullulent dans la zone.
Des militaires tout-puissants qui inquiètent
Depuis plusieurs mois, la situation sécuritaire s’est considérablement dégradée dans l’Est de la RDC, alors même que le retour de la paix était l’une des promesses phares de Félix Tshisekedi. Dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu, le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST) avait enregistré 914 morts tués par des milices. En 2019, ce chiffre est passé à 1070, et 1569 en 2020. Sur le seul territoire de Beni, l’épicentre des massacres attribués aux rebelles ADF récemment affiliés à l’Etat islamique, plus de 1.000 civils sont morts depuis fin 2019. Cette même année, le président Tshisekedi avait lancé plusieurs opérations militaires « d’envergures » dans la région… sans succès. Pire, les coups de boutoirs de l’armée congolaise avaient seulement réussi à dispersé les groupes armés sur une zone géographique plus large et augmenter le niveau de violence.
Militariser les administrations civiles et intensifier la pression armée suffira-t-il à faire baisser la spirale de la violence qui ensanglante l’Est du Congo depuis plus de 20 ans ? Difficile à dire tant la stratégie présidentielle semble peu compréhensible. Il paraît, en effet, étonnant de confier les pleins pouvoirs aux militaires, alors que les forces de sécurité sont responsables de presque la moitié des violences. En mars 2021, le Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme (BCNUDH), a estimé que 47% des violations documentées sont le fait d’agents de l’Etat, contre 53% pour les groupes armés. Des militaires tout-puissants inquiètent donc fortement les organisations des droits de l’homme.
D’autant que les mesures prises dans le cadre de l’état de siège sont particulièrement radicales. « Les autorités militaires sont habilitées à perquisitionner les domiciles de jour et de nuit, à interdire des publications et des réunions considérées comme portant atteintes à l’ordre public, à interdire la circulation des personnes et à interpeller quiconque pour perturbation de l’ordre public. Les civils seront poursuivis devant des tribunaux militaires, ce qui est contraire aux normes régionales », s’alarme Human Rights Watch.
Des gouverneurs militaires aux lourds passifs
Le pedigrée des deux militaires placés à la tête des provinces en état de siège n’a pas vraiment rassuré les militants des droits de l’homme. En Ituri, c’est le lieutenant-général Johnny Luboya, qui prend les rênes de la province pour 30 jours. Ce militaire est un ancien chef des renseignements militaires au sein du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD-Goma), une rébellion soutenue par le Rwanda. Human Rights Watch a pu consulter une note interne des Nations Unies qui indique que ce militaire « pourrait, de par sa position de commandement, être tenu responsable de meurtres, de viols et d’autres exactions commises par ses forces ».
Au Nord-Kivu, le curriculum vitae du lieutenant-général Constant Ndima Kongba n’est guère plus enviable. Ce haut gradé était déjà général au sein de la rébellion du MLC de Jean-Pierre Bemba, l’ancien vice-président congolais, qui est aujourd’hui un allié de Félix Tshisekedi au sein de l’Union sacrée. Cette rébellion, soutenue par l’Ouganda voisin, a commis de nombreuses exactions en Ituri depuis des années 2000. Selon un rapport de l’ONU de 2003, le général Ndima faisait partie d’un bataillon dénommé « Effacer le tableau, bien connu pour la férocité de ses hommes et la façon dont ils se comportaient en temps de guerre ».
La charrue avant les boeufs
En nommant des officiers issus des rébellions pour lutter contre les groupes armés, le président Tshisekedi ne fait guère que perpétuer le cycle sans fin des guerres congolaises : rébellion, reddition, intégration, défection… et retour à la rébellion. De nombreux militaires de l’armée congolaise proviennent en effet des multiples « brassages et mixages » issus des différents accords de paix entre le gouvernement et les groupes armés. L’intégration de ces anciens rebelles dans les FARDC a toujours été vouée à l’échec. Le nouveau Premier ministre, Sama Lukonde, a d’ailleurs promis de ne plus jamais intégrer de miliciens dans l’armée régulière. Difficile donc de comprendre la stratégie du président Tshisekedi en nommant d’anciens rebelles pour piloter l’état de siège.
En décrétant l’état de siège à l’Est et en confiant l’administration de ces provinces aux militaires, Félix Tshisekedi donne l’impression de mettre la charrue avant les boeufs. Car, dans l’écheveau sécuritaire congolais, l’armée constitue une source de violence… au même titre que les groupes armés ! Et donc, avant de confier les clés du Nord-Kivu et de l’Ituri aux FARDC, un grand ménage aurait été le bienvenu dans la chaîne de commandement, en écartant les militaires « affairistes et criminels » comme le demande le mouvement citoyen Lucha.
Pour assainir les forces de sécurité, Human Rights Watch recommande une justice plus efficace afin de mettre fin à l’impunité, notamment pour les crimes les plus graves. Pour l’instant, les militaires qui tuent des civils, pillent, violent ou détournent la solde de leur troupe ont rarement été inquiétés par la justice.
Pour une approche plus large
Ramener la paix avec les mêmes acteurs qui sèment le désordre depuis une vingtaine d’années est un pari bien risqué pour le président Tshisekedi. Jusque-là, aucun rebelle ou ex-rebelle n’a pu apporter une solution concrète à l’insécurité endémique qui règne dans la région. Les causes sont, en effet, tellement multiples : absence de l’Etat, prédation économique, conflits fonciers, échec des programmes de démobilisation des groupes armés, rivalités politiques, corruption, clientélisme… Penser que la solution militaire est la seule voie pour ramener la paix dans l’Est du Congo est une erreur. Les leviers sont certes sécuritaires, mais ils doivent être aussi politiques et économiques. Sans approche plus large, l’état de siège n’aura été qu’une énième promesse non tenue.
Félix Tshisekedi gouverne encore aujourd’hui avec les mêmes acteurs politiques et la même armée que sous Joseph Kabila. Certains ont fait allégeance, d’autres pas, mais il est difficile de redéfinir de nouveaux objectifs avec ceux qui participent à la prédation économique du pays et à la déstabilisation sécuritaire d’une partie du pays. Mais le temps presse pour Félix Tshisekedi. Les élections sont dans un peu plus de deux ans et la grogne des Congolais monte face à l’insécurité grandissante. L’état de siège est une nouvelle formule qui n’avait encore jamais été mise en place. Lassée par des années d’impuissance, la population veut bien donner une chance à l’état de siège. Mais là aussi, le calendrier avance vite. C’est en effet le 6 juin que nous pourrons dresser le premier bilan de l’état de siège après 30 jours de régime d’exception au Nord-Kivu et en Ituri.
Christophe Rigaud – Afrikarabia